Fiche de lecture - Biens communs, un modèle alternatif pour habiter nos territoires au XXIème siècle, sous la direction de Perrine Michon

Fiche réalisée par Rosalie dans le cadre d'un stage chez l'Usage des lieux (socio-urbanisme).

12/15/202222 min read

Cet ouvrage a été rédigé sous la direction de Perrine Michon (géographe). Il est découpé en plusieurs parties : une partie I) théorique, qui nous intéressera dans cette note, puis une partie II) plus opérationnelle et enfin une partie III) citant quelques entretiens. La première partie du livre rassemble des textes, qui seront résumés dans cette note, de différents auteurs : Augustin Berque (philosophe, géographe, orientaliste et traducteur), Catherine Larrère (philosophe), Jacques Lepart (chercheur au CNRS, de formation pluridisciplinaire), Leila Kebir (professeure associée en tourisme et économie territoriale à l'Unil) et Frédéric Wallet (ingénieur de recherche INRAE en Économie).

Dans l’introduction, Perrine Michon souligne son inspiration de la chercheuse Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie en 2009), prônant une vision de l’être humain qui s’émancipe de celle de l’homo economicus (largement mise en avant au cours des deniers siècles) dont les actions seraient guidées par l’intérêt personnel et les choix rationnels pour éviter la surexploitation des ressources. Pour nos sociétés du XXIème siècle, qui « sortent usées des modèles capitalistes et communistes », P. Michon voit dans les biens communs un avenir qui pourrait dépasser le modèle économique et politique issu de la Révolution française où « la propriété privée est symbole de liberté », pour porter une vision politique. Les biens communs sont, selon elle, une catégorie d’action qu’il faut placer au centre du développement territorial, en alimentant un récit autour de l’eau, du vivant, des usages partagés, tout en évitant un récit trop technocratique. Enfin, elle rappelle le danger de l’effet de mode autour d’un mot tel que « biens communs » qui peut mener à l’épuisement du sens du mot, très peu d’actions concrètes et une « disjonction entre le mot et la chose », car « dire n’est pas faire ».

1.« CE QU'IL Y A DE COMMUN DANS LA REALITE HUMAINE »(AUGUSTIN BERQUE)

Dans cette courte première partie, A. Berque met en avant que la relation de l’être humain avec ce qu’il l’entoure est une question d’ordre ontologique. La vision moderne (encore largement partagée aujourd’hui) a positionné l’être humain comme un sujet individuel entourés « d’injectés » (qui lui appartiennent ou non) qui ne relèvent pas de son être subjectif : cet être, c’est le cogito. Cela a donné à l’homme la capacité de s’abstraire de la matérialité (jusqu’aux délocalisations, pour en venir au trans humanisme). En découle, selon l’auteur, l’individualisme moderne.

Or, à l’aide de découvertes scientifiques (par exemple la science de l’infiniment petit) et de déceptions d’un modèle qui s’épuise, les êtres humains ont conceptualisé le « corps medial », c’est-à-dire une dimension interpersonnelle où leurs actions ont des répercussions sur l’existence des autres êtres vivants. Ce « corps medial » rétroagit également sur l’être humain individuel, notamment par des représentations et des symboles. C’est, selon l’auteur, un « milieu humain, social et écologique » et notre corps animal individuel n’existerait pas sans ce corps social collectif. Cela change radicalement le rapport au monde des êtres humains et a des répercussions sur leurs actions.

2. « BIENS COMMUNS OU COMMUNS? ENTRE ECONOMIE, DROIT ET POLITIQUE »(CATHERINE LARRERE)

C. Larrère part de l’analyse par l’économie et le droit pour montrer la rupture avec les usages actuels dominants que suppose le retour vers des biens communs. En droit, les biens communs, au pluriel, n’existent pas, seulement des « choses communes ». Cependant, au singulier, « bien commun » signifie la recherche de l’intérêt général. Puis, l’article 544 du Code civil définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou les règlements ». Le code civil (tout comme la Révolution française) a rendu la conception de propriété exclusive (un individu qui s’approprie une ressource en exclus l’usage d’un autre individu) dominante selon la philosophe. Benjamin Coriat (économiste) parle même d’« idéologie propriétaire » (notamment influencée par Hobbes et Locke), au croisement de l’économie et du droit, qui a véhiculé des idées reçues très présente dans notre société. Le contexte dans lequel s’est mis en place cette idéologie est le processus de privatisation de terres exploitées auparavant collectivement, donc un réel processus de destruction des communs et d’« enclosures »[1] dans toute l’Europe (et plus particulièrement en Angleterre) du Moyen Age au XIXème siècle.

Pour le domaine de l’économie, des « biens publics » sont des biens non exclusifs (tout le monde y a accès) et à usage non rival (c’est-à-dire que l’utilisation de ce bien par un individu n’en limite pas l’utilisation d’un autre individu), c’est un terme créé par l’économiste Samuelson. Les « biens communs » sont les ressources non exclusives, comme les biens publics, mais rivales. L’économiste ne mentionne pas de précisions sur les propriétaires, seulement sur le mode d’accès et l’usage du bien. En économie, le terme « communs » est davantage utilisé que « biens communs ». C’est un héritage de la théorie de Gary Hardin, La tragédie des communs (1968), qui met en avant que l'accès à une ressource limitée crée un conflit entre l'intérêt individuel et le bien commun. Hardin pense que la stratégie économique rationnelle des individus aboutit à une situation de compétition, de résultat perdant-perdant et de surexploitation des ressources. Il développe cette théorie à l’époque de la parution du concept de surpopulation et de la peur de tragédie alimentaire. Cette théorie lie le concept de communs et la question environnementale. Hardin encourage la privatisation de la nature (forets, eaux, ressources biologiques) plutôt que la réglementation nationale ou la gestion par des communautés locales, comme outil de régulation adéquate. Cette théorie se matérialise, notamment lors de la Convention de Rio qui acte l’appropriation privée des ressources et sa reprise néo-libérale par le marché. Elle est encore bien présente dans les esprits aujourd’hui.

Or, certains chercheurs (dont Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, en étudiant notamment le cas des pêcheurs) montrent que la coopération permet une gestion équitable des ressources, elle s’appuie notamment sur une étude historique et anthropologique pour le prouver. Elle met en avant que ce n’est pas parce qu’il y a libre accès à une ressource qu’il n’y a pas de droits qui régulent ; communs et non droit étaient réputés équivalents or Oltrom démontre que cette théorie est fausse. Puis, elle met en avant que ce n’est pas l’essence des biens, quel type de biens qui fait que ce sont des communs mais bien les règles de la communauté qui en définissent les caractéristiques. Elle cite le volume Utopia de 2017 : « deux milliards de personnes dans le monde subviennent à leurs besoins quotidiens à travers une forme ou une autre de gestion communautaire des ressources naturelles »[2] ; C. Larrère parle donc de « réalité des communs », dont on ne parlerait pas assez.

Les critiques contemporaines apportées à la logique des communs seraient l’inefficacité, le manque de légitimité face à la liberté, la sécurité et la transmission aux descendants. Les « ennemis des communs » seraient, selon la spécialiste, des acteurs individuels guidés par leurs propres intérêts et ayant une vision courtermisme dans un cadre compétitif. Une autre critique est apportée par les rousseauistes qui voient en les associations ou groupes locaux qui défendent les communs comme une défense d’interet qui ne sont pas assez vastes. Par exemple le mouvement Not in my backyard ou la gestion locale par une communauté qui ne s’inscrivent pas dans la vision globale des corps d’Etat. Enfin, la difficulté de passer à une gestion des communs plus globale est une critique souvent apporté aux travaux d’Olstom : comment établir des communs internationaux lorsqu’il n’y a aucune instance pour faire respecter des lois à cette échelle (par exemple si on veut faire de la biodiversité un bien commun mondial) ?

Cependant, aujourd’hui, face au « capitalisme fondé sur les droits de propriétés exclusifs et le marché », la perspective d’un avenir désirable défendue par la plupart des chercheurs, selon C. Carrère, n’est pas la mise en commun généralisée (comme la collectivisation prônée par le communisme) mais une gestion en commun de ressources choisie. Cela ne signifie pas la fin de la propriété privées, mais une « configuration complémentaire et partiellement alternative aux formes marchandes et publiques propres au capitalisme contemporain » selon Weinstein (2015). La caractéristique de « communs environnementaux » apparait comme judicieuse comme base d’action et Silke Helfrich ainsi que David Bollier (2015) établissent une liste de biens qui répondent à des besoins fondamentaux, et ont un rôle à jouer pour le bien commun, donc doivent être perçus comme des biens communs. Ce sont surtout des « dons de la nature ou des ressources produites collectivement comme le savoir et les techniques culturelles, les espaces et le paysage ».

C. Larrère met en avant l’importance de la société civile, qu’elle définit comme « ce qui s’oppose ou se distingue de l’État » : « des associations librement formées, indépendamment de l’État, et qui ont un effet sur la politique publique » d’après Charles Taylor. Comme « un bien n’est pas commun par nature mais par son usage », il faut, selon la philosophe, voir la définition des biens communs comme un processus (de débat, d’échanges) et non un état figé de commun : « le commun se décide, se gouverne par des règles que l’on peut changer ». On retrouve la société civile derrière les communs, militante et culturelle, car les communs en sont la base économique, mais c’est une économie qui dépasse la rationalité individuelle économique car elle fait appel à des conduites et gestion collectives comme l’économie solidaire, « attentive à son insertion dans les cycles matériels bio-géo-chimiques comme l’économie circulaire » pour satisfaire des besoins sans forcément passer par le marché. Enfin, elle souligne l’importance du lien social, et les effets de mixité créés grâce à la mise en commun, donc va au-delà d’une simple dimension économique.

Pour conclure, cette partie explique à quel point notre vision de la nature humaine (imprégnée de théories citées ci-dessus) influe sur la conception de gestion des biens et nos méthodes développées pour la gestion de ces biens. De grandes théories à l’origine du fonctionnement actuel des marchés reposent sur une caractérisation de l’individu comme « égoïste, calculateur, intéressé » or « ils sont aussi altruistes, prêts à collaborer, capables de s’engager dans des projets de longue durée dont ils ne tireront peut-être aucun avantage personnel » selon C. Larrère. Il faut retenir que les communs offrent une voie alternative, différente de l’opposition marché/État, une « solution originale » selon elle. Elle préconise une intervention seulement incitative de la part de l’État, une « gouvernance démocratique des communs » et une définition des biens communs comme un processus et non un état figé. Enfin elle précise que le principal défi est de passer du local au global dans cette logique des communs et de gouvernance démocratique.

3.« LA RELATION : AU COEUR DE LA QUESTION DES BIENS COMMUNS »(PERRINE MICHON)

Selon P. Michon, « bien commun » est une notion hybride et protéiforme présente dans le champ social, l’imaginaire collectif et les évolutions économiques. Elle le définit comme « un ensemble d’acteurs qui s’accorde sur les conditions d’accès à la ressource et les modalités de gestion et de préservation de cette ressource ». Derrière cette notion on retrouve un triptyque : ressource / communauté / règles d’usages. P. Michon soulève la question de la définition de communauté qui régulerait l’usage de la ressource. Comment définir une communauté? Que signifie faire communauté ? Ce qui fonde la communauté c’est, selon elle, la relation d’un groupe d’individus avec une même portion d’étendue terrestre et le vivant qui l’occupe ainsi que les usages qu’a ce groupe de cette même étendue.

Elle met en avant qu’une relation réciproque en perpétuelle évolution et ajustement s’instaurent entre la communauté et la ressource, et permettrait dépasser la vision statique de la ressource qui la réduit à un bien inerte et qui n’évolue pas. P. Michon revient sur la dimension de processus mise en avant par C. Larrère en citant P. Dardot et C. Laval : « c’est l’agir commun qui est un agir constituant ». Comme les biens communs ne le sont pas de façon intrinsèque, la gestion collective institue le commun. Le processus se crée par une pratique et une participation à une même tache, puis se traduit par des règles et des obligations entre les individus et les ressources. Elle insiste fortement sur la valeur de la relation communauté/ressource et le soin et l’attention porté à la ressource par cette communauté. Cette relation permet aussi, selon elle, de faire émerger un milieu commun porteur de sens, de valeur, institué politiquement, juridiquement et éthiquement en incluant les humains et les non humains du milieu. C’est une « révolution de pensée » selon la géographe. Cela donne une dimension mésologique (de rapport au monde et a l’environnement, au sens de Berque) au concept de communauté. C’est donc la responsabilité de la communauté de pouvoir faire perdurer le milieu ou la ressource dans le temps et ne pas se placer au-dessus. Par exemple, en Nouvelle Zélande, le parlement a attribué le statut juridique a une rivière sous la pression des maoris en 2017 : « extension de droits humains à un milieu biophysique suite à un combat politique ».

La notion de bien commun apparait comme une réponse alternative à un système en voie d’être dépassé, et dans un contexte social et sociétal dont les valeurs vont à l’encontre de la mésologie portée par les biens communs que P. Michon détaille par :

- Un contexte de valorisation de son individualité et d’injonction a la particularité en tant qu’être humain (qui dérivent en individualismes) dans notre société moderne

- Un désenchantement lié aux promesses non tenues de bonheur futur et d’égalité de la société moderne

- Un délitement des cadres instituant du commun comme les partis politiques, syndicats, cadre religieux, etc (Théorie de Lussault (2014) : les règles des corps constitués ne sont plus évidentes donc chacun peut recomposer sa vie selon ses envies, ses besoins)

- Un contexte de ce que certains chercheurs appellent « appariements électifs » (Jaillet 2018) : phénomène de mise en commun, partage des biens, des lieux de sociabilité etc. avec des personnes qui nous ressemblent.

Ces éléments de contexte renforcent le besoin de trouver une réponse alternative mais qui, selon la géographe, demande trois évolutions majeurs dans notre rapport au monde :

  • Une évolution de notre rapport à l’environnement : comprendre que l’environnement est indissociable à l’individu, que la nature ne peut être objectivée (référence à la mésologie de A. Berque) ·

  • Une évolution de notre rapport à autrui : l’être humain influe son entourage. Elle donne l'exemple de la gestalt-thérapie (développée par Fritz Prels) qui réhabilite l’agressivité comme force de vie (qu’il faut distinguer de la violence) ; agressivité dans le sens « d’aller vers » l’environnement, vers « l’autre ». Et c’est en intégrant un ratio d’agressivité qu’on évite de passer à l’état de « violence » où les choses sont imposées avec force. Cela montre le potentiel du conflit dans la construction des communs.

  • Une évolution de notre rapport à l’individualité ou une « révolution dans le rapport à soi ». Soit, faire de l’individu un sujet second (car la relation aux autres organismes prime). L’individu devient « une figure qui se coconstruit dans sa relation - en constante évolution - à l’autre et son environnement » et non une entité prédéfinie, avec une essence. Cela présuppose un besoin de réajustement permanents et de remise en question, de se laisser contacter par son environnement. Nécessité de « déconstruction de l’égo, de vivre et exister à travers un rapport de contact à l’environnement et à l’autre ».

Elle conclut sur la nécessité de concevoir un récit commun avec la question de « l’habiter » au centre et en articulant « biens communs » et « bien commun ». Il faut, selon P. Michon, que le bien commun (au sens d’intérêt général) s’incarne en des biens communs pour donner du sens : il faut renouer avec la matérialité, développer des axes concrets et ne pas se satisfaire de la théorie : « la désignation des biens communs permet (…) de renforcer le sentiment d’appartenance à un monde commun qui serait notre bien commun ».

4. « DE LA PRESERVATION DE LA NATURE A L'INTENDANCE DU TERRITOIRE : LA DIFFICILE RENAISSANCE DU COMMUN » (JACQUES LEPART)

Les siècles précédents, les biens communs ont été considérés comme des « problèmes » à gérer et non une solution alternative comme c’est le cas aujourd’hui. Selon J. Lepart, les pouvoirs publics ont cherché à réduire les interactions mal contrôlées entre les individus en instituant des logiques de zonages : « séparer dans l’espace les activités pour réduire leurs interactions et limiter le nombre des acteurs concernés ». Il met en avant les éléments qui justifieraient la difficile renaissance du commun :

  • La gestion par les pouvoirs publics de la crise environnementale, très critiquable, ayant « adopté une position surplombante (…) qui a été démobilisateur pour les citoyens » et a aussi amené à des propositions qui ne respectent pas la diversité et particularité des territoires.

  • La mise en place de contrôle fort pour la gestion des espaces (il donne l’exemple du code forestier pour les forêts : « la forêt n’a pas vocation à rester bien commun, elle tend soit à être un bien public soumis au régime forestier, soit un bien privé »)

  • La méfiance envers les corporations après la Révolution française

  • L’alliance entre certains groupes d'acteurs (élites sociales, forestiers, puis acteurs économiques du tourisme) autours d’une vision de la nature et sa protection qui découlerait de la « culture du regard » de certains élites sociales. Pour lui, au XIXème siècle les seules initiatives de protection de l’environnement étaient pour des raisons esthétiques et déconnectées de la dimension matérielle du territoire.

  • Le manque de références communes concernant les biens communs, chaque acteur a sa définition, et diversité des références à la nature (notamment mis en lumière par Cronon dans Uncommmon Ground) et dualisme nature/culture renforce le cadre de références culturelles par rapport à la nature

  • La mise en place de parcs nationaux (imposé de manière hiérarchique) qui ont suivi cette logique de protection de la nature intacte et d’enclosure (de wilderness), non de gestion commune… Et les parcs nationaux auraient été créé essentiellement sur les « communaux » ou « biens communaux ».

  • Les parcs naturels régionaux qui apparaissent après la Seconde Guerre Mondiale, suivant l’idée de mettre en place des espaces de détende, de loisir pour les citadins et de faciliter le développement rural. Objectifs affichés de développement territorial plus que de préservation de l’environnement selon le chercheur, dans un contexte de déprise du monde rural.

Il oppose les notions de land sparing (soit le zonage de l’espace, l’opposition entre conservation et activité humaine) et de land sharing suivant l’idée du partage des territoires entre humains et non humains, où l’agriculture, la gestion forestière, ainsi que d’autres activités humaines tant qu’elles sont diversifiées et respectueuses de l’environnement permettent aux espèces de réaliser leurs cycles de vie. Le land sharing suppose la confrontation de différents points de vue sur un même territoire, et donc la recherche d’une meilleure coopération entre acteurs (notamment en passant par une réduction de la place de la propriété privée dans le droit et la diversification des faisceaux d’intérêts et de droits, que nous préciserons plus tard). Comme il y a des points de vue différents d’un même territoire selon les acteurs, il faut entrer dans une phase de dialogue pour que les uns comprennent les contraintes des autres et cela demande du temps, selon J Lepart. Il critique le zonage dual de l’espace qui découle d’une vision de l’activité humaine comme suivant forcément des logiques économiques et de dégradation de l’environnement. Cette vision a pour conséquence la création de deux types de zones : les aires protégées d’où sont exclues toutes activités productives et les espaces d’’intensification de la production où il y a un avantage compétitif à le faire. Pour lui cela aboutit à une forte artificialisation de l’espace agricole. Il en conclut que la nature et la culture sont posées en opposition par ce partage de l’espace.

En mettant en lien le land sharing et l’agriculture, J Lepart met en lumière que certaines zones agricoles, avant la seconde guerre mondiale et le développement de l’agriculture intensive, pratiquait le land sharing, par exemple la polyculture élevage, où « un groupe social devait trouver la majeure partie de ses ressources dans son territoire ». Concernant l’agriculture : il soulève la question suivante, qu’on peut relier à la problématique actuelle du ZAN (Zéro Artificalisation Nette) ; « est-il préférable d’avoir une pratique agricole très intensive et donc très productive permettant de libérer de l’espace pour la protection de la nature ou une agriculture plus respectueuse des processus naturels (agriculture biologique, agroécologie…) mais moins productive et plus consommatrice d’espace ? ». Il critique l’agriculture intensive qui s’inscrit dans une logique de production contraire aux objectifs de conservation de la biodiversité (il rappelle d’ailleurs que 50% du territoire est géré par les agriculteurs et 30% par les sylviculteurs/forestiers). Il faut donc, selon lui, associer les agriculteurs, les propriétaires privés et forestiers pour atteindre les objectifs écologiques, en développant ce qu’il appelle « intendance du territoire ». Ce terme, provenant du Canada, définit la mise en relation entre les propriétaires privés et acteurs de la production avec les organismes de conservation de l’environnement (beaucoup plus développé dans les pays anglosaxons) et les collectifs issus de la société civile. Il précise que « cette approche est assez proche de celle du ‘care’ » car elle s’inscrit dans des façons d’être, de faire et des objectifs de durabilité et de soin. (Ce concept se rapproche d’ailleurs de l’approche « gouvernance du territoire » développée dans la dernière partie). Des dynamiques se rapprochent de cette logique d’« intendance du territoire » et donnent de l’espoir selon J. Lepart, lorsque les acteurs du territoire se mobilisent pour la conservation de la biodiversité:

-Le développement d’autres formes d’agriculture (agroécologie, agroforesterie etc)

-Le développement de démarches territorialisées dans la distribution de la production agricoles pour sortir des logiques des entreprises industrielles (par exemple les systèmes agro-alimentaires localisées)

-Le développement de formes de tourisme respectueuses de l’environnement

-La recherche d’un cadre paysager qualitatif par les entreprises (par exemple les viticulteurs qui cherchent une belle image, notamment ceux qui appartiennent à une AOP)

- Le développement d'une conscience écologique chez les habitants eux-mêmes

Pour lui, l’obstacle principal face à l’approche en termes de biens communs reste la propriété privée mais il donne quelques exemples qui donnent à espérer :

  • L’existence encore aujourd’hui des communaux, qui peuvent être mobilisés notamment sur le plan environnemental, et qui représentent « 10% de la superficie de la France métropolitaine"

  • La capacité juridique et légitimité des gouvernements de porter atteinte à certains droits de propriété

  • La diversification des faisceaux de droits (Trémorin, 2012), par exemple la protection de certaines espèces, de zones humides, les études d’incidences Natura 2000 etc.

Pour conclure, il met en avant que la notion de parc exclue par essence la notion de biens communs : « le parc est au départ un espace enclos dont le propriétaire se réserve l’exclusivité ». Encore une fois J. Lepart critique la logique nationale de privatisation d’un espace pour le conserver sans prendre en compte l’avis et la vie des populations locales : « le parc est un territoire de la nation et les acteurs de son territoire sont assez peu pris en compte » écrit-il. Il critique vivement le zonage opéré par ces parcs entre zones très protégées (de « nature sauvages », souvent centrales, dont les usages sont très réglementés par des interdictions mais laissent les périphéries de ces zones sous le droit commun, où la protection de l’environnement est peu défendue (or selon les botanistes de nombreuses espèces vivent au-delà des frontières limitées des parcs !) et prône plutôt le « land sharing ».

Enfin, il met en avant qu’en termes de gestion de biens publics ou commun, l’État se désengage en ayant de plus en plus recours au marché et aux collectivités territoriales. Les associations et collectifs d’acteurs, eux, se mobilisent également de plus en plus. Selon lui la gestion des ressources a des conséquences opposées selon le type d’acteur qui s’en charge ; s’il y a un « recours important au marché, l’accent est mis sur une approche sectorielle, par filière, un renforcement de la déterritorialisation et affaiblissement de l’idée de communs » alors qu’une gestion davantage portée par les collectifs plus ou moins structurés « l’approche est plus intégrée, plus territorialisés et plus apte à associer l’ensemble des habitants ».

Mais la mobilisation des habitants et la présence de collectifs divers pour établir des biens communs reposent surtout la présence d’un conflit dans un territoire (surtout pour la défense de l’environnement) ou sur l’attachement des individus à un territoire, à sa culture et à son histoire. Selon J. Lepart , les intérêts du patrimoine naturel et culturel constituent donc les bases du récit qu’il faut remobiliser pour donner une définition des communs d’un territoire.

5.« BIENS COMMUNS ET DEVELOPPEMENT TERRITORIAL : ELEMENTS DE REFLEXION AUTOUR DES ENJEUX DE GOUVERNANCE»

(LEILA KEBIR ET FREDERIC WALLET)

Comme les chercheurs précédant, ils font le constat d’une multiplication des formes de mutualisation et de gestion commune de ressources foncières, des infrastructures urbaines, des connaissances etc. et mettent en avant que ces dernières viennent questionner le développement territorial que nous connaissons. Il y a en effet une réelle réappropriation du développement par les acteurs locaux par des processus collectifs de création et de réappropriation des ressources. Mais, malgré le foisonnement d’initiatives, les auteurs s’étonnent face à l’absence encore aujourd’hui d’une théorie de développement territorial autour de ce concept. Les deux chercheurs se penchent donc sur ce qu’engendre la mobilisation croissante du terme « biens communs » dans le développement territorial.

Leur définition de « bien commun », qui s’éloigne d’un objet, s’ancre dans une approche plus spatialisée et citadine : c’est « une démarche collective définissant un projet ou une méthode de gouvernance, fondés sur la construction et le partage d’une intelligence collective sans que cela n’obère les problèmes de mixité voire de contradiction des usages, tels qu’ils apparaissent notamment dans les espaces publics ». Ils mettent en avant l'évolutivité de la notion, qui n’est pas figée dans le temps, puisqu’auparavant elle permettait seulement de définir la gestion publique ou privée d’un bien (grâce au concept économique de Samuelson et la catégorisations des biens préalablement cités) alors qu’aujourd’hui elle englobe bien d’autres aspects (notamment de gestion et de gouvernance). Après avoir donné cette définition, ils établissent des différences et des similitudes entre le concept de « ressources territoriales » et de « biens communs ». Ils mettent en avant que les théories de développement territorial (de moins en moins cependant) suivent depuis des années le concept de « ressources territoriales ». Ce concept est né au moment de la globalisation et la spécialisation des espaces, donc apparait la nécessité pour les territoires d’innover pour être compétitifs : « toujours dans une optique d’amélioration de la base productive, garante des emplois et revenus locaux ». Les conséquences pour les territoires sont des logiques de compétitivité et de performance économiques des ressources des « systèmes de production localisés » (les cluster, districts industriels etc).

Aujourd’hui, les chercheurs mettent en lumière que les dimensions de compétitivité et spécialisation économiques sont désormais liées aux enjeux sociaux et environnementaux (de transition écologique par exemple). Le concept de « biens communs » né 30 ans après celui de « ressources territoriales » renvoie à un besoin économique et sociétal différent de ce dernier, même si les chercheurs insistent sur le fait que les « biens communs » suivent certaines logiques similaires aux « ressources territoriales » comme un partage et une gestion optimale des ressources entre acteurs d’un même territoire. Ce concept vient cependant ajouter les questions de durabilité du territoire et de qualité de vie des habitants qui apparaissent dorénavant comme centrale.

Le concept de « bien commun » est également intrinsèquement politique selon Leila Kebir et Frédéric Wallet : « face aux limites de l’intervention publique, aux injonctions multiples en faveur de l’innovation et de la créativité, aux insatisfactions envers les modèles standards (...) et à leurs conséquences sociales et environnementales, les initiatives fleurissent, rendant compte d’une volonté des populations d’expérimenter et de reprendre en main leurs conditions de vie » (p.144). De plus en plus d’acteurs et groupes d’individus se sentent concernés par les dynamiques collectives sur leur territoire, qui concernent autant des enjeux résidentiels que des problématiques productives. Les chercheurs citent E. Olstom qui précise dans ses écrits que les biens communs résultent d’un réel choix politique de mettre en place des dispositifs de gestion plus ou moins privatisés. Ils ajoutent que, face à une certaine inaction « du marché ou de la régulation étatique », ce sont en effet des collectifs d’individus qui vont lutter contre les défaillances d’un système dominant par une action collective ; un « dispositif de régulation propre aux conditions locales ». Cela développe aussi selon Leila Kebir et Frédéric Wallet un ancrage davantage « communautaire » chez les individus, par exemple une forme de décentralisation pour des fonctions originellement centralisées comme la gestion de l’énergie et la production agricole.

Enfin, ils font un point sur les enjeux de gouvernance pour une meilleure résilience des systèmes. Une question mérite d’être posée autour de la collaboration et de la participation des usagers aux processus de biens communs. Quel dispositif organisationnel permettrait de supporter la dynamique collective et la stabilité dans le temps ? Pour les auteurs il y a la nécessité :

  • D’une évolution du modèle de l’action publique

  • D’un dépassement de la dichotomie entre gestion publique / privés des biens

  • D’innover en terme d’outils institutionnels et organisationnels, en développant des outils basés sur les usages, les usages et le collectif

  • D’englober la possibilité et même la nécessité du conflit

C’est encore une fois un vrai choix politique de mettre en place des « processus délibératifs » (qui supposent un accès a la connaissance des acteurs) ainsi que des « dispositifs de gouvernance plus territorialisés » qui prennent davantage la place de l’usager mais aussi des collectifs au sein de la gestion de ressources.

Pour finir, les chercheurs se penchent sur les limites de l’approche en termes de biens communs :

  • Ils citent le spécialiste Nahrath (2015): qui pose la question du cadre institutionnel pour soutenir la définition des biens communs. En effet, bien souvent, l’interdiction de certains usages ou la limitation à l’accès à certaines ressources découlent de la défense de biens communs, donc un « effet de club » loin des aspiration délibératives et démocratique du concept de bien commun.

  • Ils mettent en avant le risque de détournement de biens publics ou de communs au profit d’intérêts de certains groupes sociaux dominants (qui, d’après les auteurs, reposent souvent sur des logiques d’affinités et d’entre soi) au détriment de l’usage et de l’accessibilité d’autres groupes sociaux (ici les auteurs citent l’exemple de l’interdiction de la voiture qui desserre certains groupes d’individus selon leurs modes de vies, lieux de vies et structures familiales. Ils montrent qu’un arbitrage doit être opéré entre deux biens communs immatériels au sein d’un même territoire ; la protection de la qualité de l’air et l’acces équitable aux besoins de mobilité).

  • Ils préviennent des asymétries entre les territoires (notamment en termes distribution de biens communs territoriaux comme l’accès aux services publics) qui supposent des nombreux conflits entre les différents territoires. Cela pose la question de l’échelle à laquelle positionner un organe institutionnel qui encadre.

Pour conclure l’usage du concept de biens communs permet surtout d’introduire la position de l’usager comme centrale, qui était avant cela absente du développement territorial. Il est nécessaire selon les chercheurs de réduire le cloisonnement qu’il y avait entre fonction de production, de gestion et de consommation des ressources. Cela suppose des configurations organisationnelles et formes institutionnelles innovantes donc la création de régimes de propriété originaux et des « faisceaux de droits adaptés » aux territoires.

[1] Vivement critiqués par Thomas More (Utope, 1516)

[2] Propriété et communs, Idées reçues et propositions,Paris, Utopia, 2017