Le quartier libre des Lentillères & l'espace autogéré des Tanneries
Étude de terrain de Septembre et Octobre 2022
Il faudrait des livres (ou des zines) entiers pour rendre son importance au quartier libre des Lentillères et de l’espace autogéré des Tanneries... en voici quelques bribes, tout à fait subjectives.
En Août, nous sommes d’abord entré.es en contact avec un mystérieux Trois, actif dans le réseau depuis plus de 15 ans: c’est lui qui nous a accueilli à Dijon, présenté L’espace Autogéré des Tanneries, installé dans le dortoir et mis en contact avec des habitant.es des Lentillères. Nous y avons passé s une semaine. Puis, Agathe y retournera en Octobre, à l’occasion d’un chantier participatif . “vision anonyme” enchantée.
Commençons par l’espace autogéré des Tanneries : “une salle de concert, un lieu de vie et un espace d’activités avec une bibliothèque, un cinéma, une salle informatique, un espace d’impressions et bien d'autres choses encore” Lit-on dans le fanzine du programme du mois. Entre concerts, présentations de bouquins, bouffes collectives, projections, Assemblées Générales d’associations féministes, soirée-ciné…. il y en a pour tous les goûts ! Les Tanneries est en fait un espace issues d’un triple projet : celui d’une salle de spectacle et concert dédiée aux (contre-)cultures non-marchandes et subversives avec une capacité d'accueil de 800 personnes, celui d’un lieu de vie d’une quinzaine d’habitant.es permanent.es et celui d’un espace d’activité (grande cuisine avec du matos de restauration collective, bibliothèque, salle d’archive, salle informatique, cinéma, dortoir, salle polyvalente, espace d’impression accessible gratuitement etc. Il faut imaginer un grand lieu partagé avec de nombreuses portes qui sont autant de petites entrées vers un monde merveilleux. À l'extérieur, on retrouve une salle outillage avec beaucoup de matériel récupéré/donné/glané, quelques plantes aromatiques, un lieu depuis lequel est émise une radio pirate temporaire, un espace vert pour installer un barnum et accueillir du monde ainsi qu’une caravane disposant de toilettes sèches. Initialement très lié à la culture punk des 90s, au carrefour entre les place-to-be des cultures subversives (Barcelone et Berlin), ce grand squat situé sur une friche industrielle a été relocalisé en 2015 par les pouvoirs locaux, ainsi que conventionnée, ce qui le rend pérenne dans le temps. En effet, les Tanneries initiales ont été fermées pour cause de construction d’un “éco quartier” (on en reparle juste après de ce fameux pas-trop-éco-quartier ! ). Cependant, leur solide réseau dans le milieu du squat et leur importance au niveau de la vie locale ont permis l’instauration d’un rapport de force avec la municipalité, de cette façon les Tanneries furent relocalisées et non expulsées.
Ici, tout est à prix libre, tout a une force militante à la fois puissante et joyeuse : l’espace est très intégré dans les réseaux associatifs de la ville, et constitue une véritable ressource pour des initiatives anticapitalistes et anti-autoritaires, avec la défense du politique féministe, punk, écolo, décolonial, anti-fa, queer et anar. À titre d’exemple, tous les lundis à partir de 17h est organisée la préparation d’un repas partagé pour des personnes en situation de précarité avec le collectif La Bancale, distribué ensuite rue de la liberté à Dijon. C’est aussi ici un lieu d'accueil de nombreux collectifs pour permettre de grandes rencontres : par exemple, Agathe a participé à un grand week end de mise en commun des chantiers Pluri.versités, qui avait pour but de donner un horizon concret à la dynamique Reprises de Savoirs et se demander “Comment faire école pour s’inscrire dans la durée?” Comment ré-inventer et se réapproprier les institutions de transmissions et de production des savoirs?
Ensuite, de nombreux.euses membres des Tanneries ont été très présent.es dès le départ au sein de l’occupation du quartier libre des Lentillères. Cet îlot de résistance au sein de l’artificialisation exacerbée de Dijon, est né d’une manifestation fourche en 2010, à l’issue de laquelle une centaine de personnes ont défriché puis cultivé les terres d’un espace laissé à l’abandon (anciennement jardins ouvriers, puis friche) . Un espace menacé par un projet immobilier de grande ampleur : celui d’un éco-quartier qui, paradoxalement, aurait (et a en partie) détruit et recouvert tout le riche écosystème d’un pauvre et froid béton. Un projet qui n’a finalement d’écologique que le nom, donc. La première phase de construction de ce fameux écoquartier “écocité des maraichers” a commencé sur la parcelle industrielle des anciens abattoirs, soit des Tanneries N°1 donc nous avons parlé ci-dessus.
D’un point de vue urbanistique, les Lentillères repoussent les frontières: l’Assemblée Générale du quartier proposa la création d’un outil juridique nouveau permettant de maintenir une hétérogénéité des usages : la Zone d’Écologies Communales, ou la ZEC plutôt que la ZAD (Zone à Défendre). Pour en savoir davantage, .la brochure "tordre de droit pour défendre les Lentillères" explique le processus en détail. En effet, en 2017, né le groupe juridique des Lentillères, pour nourrir la défense du quartier (jusque là assurée “à coups de concerts et de marchés à prix libres”) d’une lutte complémentaire qui s’appuierait sur le droit. Un cadre juridique voué à produire des réflexions sur le rapport à la propriété privée face à la spéculation foncière et immobilière. À ce propos, le droit comme terrain de bataille philosophique et politique se retrouve de nombreuses approches et cas concrets : des approches juridiques sur d’autres lieux en lutte tel que la ZAD de Notre Dame des Landes ou de Bure ; à la défense des droits de la nature, très bien résumée dans l'ouvrage "Les Droits de la nature: vers un nouveau paradigme de protection du vivant", par Notre Affaire à tous .de nombreuses initiatives favorisent la gestion des territoires par les communautés qui les habitent en exploitant les biens communaux, et les brèches du système juridique.
La ZEC est à la fois une proposition juridique et une tentative d’inventer créativement le droit. Inventée de toute pièce pour arracher un peu d’espace au code de l’urbanisme, elle bataille sur le terrain de l’imaginaire car elle est opposée au PLU (le plan local d’urbanisme, soit le principal document de planification de l'urbanisme au niveau communal ou intercommunal qui divise les territoires en 4 zones très spécifiques : la zone urbaine, la zone à urbaniser, les zones agricoles, et les zones naturelles et forestières). La ZEC affirme plutôt une nécessité d'entrelacement de divers usages: logement, culture, production, liens sensibles. Comme nous le fait remarquer un habitant permanent: “Et si l’éco quartier s’était déjà réalisé en se passant des aménageurs?”. La proposition juridique de la ZEC est d’enlever les Lentillères du zonage “Zones à Urbaniser sur le PLU” . Elle propose une innovation dans les codages juridiques avec la Zone d’Écologies Communale qui repose sur deux fondamentaux : les interdépendances entre les usages sur la zone, ainsi que la délégation de l’organisation du territoire à une assemblée d’usager.es, confiant ainsi le soin des “ressources” directement à celleux qui en dépendent, sur des bases d’auto-gestion. Écologies au pluriel pour signaler des écologies multiples, caractérisées par la richesse des liens et interdépendances, des relations sociales, sensibles, coutumières, culturelles que les usager.es entretiennent avec l’environnement présent et dans une approche de “prendre soin” (à rebours d’une écologie vidée de son sens , et de toute sa complexité, ou d’une écologie comme science technique et autoritaire dictant une bonne conduite à avoir pour préserver ce que l’on appelle “nature”.). Communal comme référence au long historique autour de la “commune”, des luttes pour protéger les “communs”, ou encore du “communalisme”, avec cette idée fondamentale du partage des usages et des territoires, gérés en communs et non de manière individuelle comme c’est le cas avec la propriété privée. Les Lentillères est une zone accueillant de nombreuses habitations et où la préservation des espèces et le maraîchage sont tellement interreliés que ni le zonage agricole, ni le zonage naturelle n’est adapté (alors même que la philosophie du code de l’urbanisme et donc de la gestion des territoires par l’État, en découpant les territoires en quatres zones, est telle : ultra-urbaniser pour profiter à la ville, exploiter sans limites des terres sur zones agricoles, puis mettre sous cloche un peu de nature dans des zones naturelles) . Des cadres juridiques restent à inventer de toutes pièces, donc!
En effet, déambuler au sein des quelques six hectares du quartier décapite complètement nos conceptions de la métropole : au plein milieu d’une couronne périurbaine bien rangée, bien homogénéisée, bien pavillonnaire, bien efficiente, on pénètre (par une des dizaines d’entrées possibles, vous choisissez !) dans un véritable quartier plein de vie(s) et plein d’envies. Les activités y sont multiples: entre faire du pain au foufournil, prêter main forte sur le marché hebdomadaire à prix libre ou aux champs, faire du BMX sur un terrain complètement construit de A à Z à la main par un habitant des lieux en 6 ans, faire un tour de jeu dans le bateau pirate pour enfant (mais pas que), organiser une représentation d’art vivant sur la scène de l’agora, faire des projections ciné en plein air, participer à des AG féministes tous les mardis, faire à manger pour le collectif… on accède à une véritable richesse de vie de quartier. Bien sûr, n’idéalisons pas le Quartier sans parler de la réalité quotidienne car le quotidien y est aussi lourd, beaucoup de boue cohabite aussi en hiver, le manque d’intimité et le vécu quotidien sur un lieu en lutte n’est vraiment pas de tout repos et les habitant.es nous font part de l’importance de “sortir la tête de l’eau” à certains moments, il y a aussi le travail de police réalisé par les habitant.es des lieux, que ce soit contre les vols, les relous, ou les "attaques de fachos”....
En terme de philosophie, plusieurs strates s’entrelacent dans cette utopie politique qui prétend contribuer à changer le monde : entre autogestion; agriculture urbaine comme moyen de produire, résister, habiter autrement; inclure des personnes “minorées” socialement et racialement; permettre l’existence d’un refuge contre la précarité en pleine zone de spéculation foncière (rappelons que nombreuses sont les personnes qui vivent sur le quartier sans vraiment avoir eu le choix par manque de moyens financiers); remettre en usage collectif une friche et du bâti abandonné; faire et vivre en commun…
L’agriculture urbaine et biologique y est centrale car “Jardiner en ville, c’est aussi résister" ! : 1,5 hectare de terre sont consacrées à la production alimentaire, sur une quinzaine de parcelles différentes, gérées par différents collectifs et à différents buts: le jardin des maraîchères est un collectif qui travail bénévolement pour proposer des marchés hebdomadaires à prix libres (le jeudi soir) et des légumes pour alimenter divers lieux en lutte, tandi que le Pot’Col’Le à vocation d'expérimentation et d’apprentissage, de partage des savoirs dans le but de jardiner collectivement et joyeusement, tout en répartissant la production aux différents collectifs habitants.
Les Lentillères, c'est aussi, et même surtout, un espace d’habitations permanent: c’est 6 collectifs de vie et d’habitations qui ont chacun.e.s leurs propres espaces co, plus les personnes qui vivent seules sur le terrain.
En terme d’organisation, l’assemblée de vie quotidienne du quartier permet, une fois par mois, de discuter des usages collectifs et individuels des terres ainsi que de prendre des décisions au plus proche du consensus (toute personne ayant un lieu au quartier, de près comme de loin, peut y participer). Aucune loi, règlement intérieur ou charte n’y est édictée : toute décision se prend collectivement après de longues discussions.
Le lien avec l’extérieur est riche: Aussi conflictuel avec les pouvoirs publics locaux quedynamique avec les dijonnais.es, via une multitude d’usages réguliers (fêtes populaires et notamment la Fête de Printemps puis la Fête d’Automne des Lentillères qui réunit souvent bien plus qu’un millier de personnes; solidarités concrètes avec diverses luttes locales, ateliers divers et variés. À cela s’ajoute son activité sur le média d’infos activiste Dijoncter); le Quartier reçoit aussi un large soutien de tout un réseau de lutte national et international.
International, notamment par la venue des 180 zapatistes ! Les zapatistes sont issus d’un mouvement social mexicain impulsé par l’Armée zapatiste de libération nationale, portée par des communautés indigènes du Chiapas au Mexique, construisant leur autonomie depuis le soulèvement zapatiste de 1994 et défendant leur autonomie et leurs terres. À l’été 2021, une délégation zapatiste d’une centaine de personne débarqua en Europe, 500 ans jours pour jours après la colonisation des Amériques, pour exprimer que les communautés autochtones du Mexique résistent toujours, et ne sont pas conquises, et surtout dans le but de tisser des alliances avec des luttes dans le monde entier, partager des énergies et convictions communes, de la défense de la vie au combat contre toutes les formes de dominations, en passant par la défense de l’autonomie politique. Dans leur Déclaration pour la vie, les zapatistes (ou les rebelles comme iels se nomment) expliquent le but de leur périple : rencontrer celles et ceux qui, partout dans le monde, dans leur variété et leurs différences, luttent contre les exploitations et les persécutions, contre la destruction de la planète ; et contre le capitalisme. Pour en savoir plus, de nombreux textes peuvent être trouvés et il y a aussi la bd graphique de Lisa Lugrin sur la venue des zapatistes en Europe, le “voyage pour la vie” avec des textes provenant des communiqués zapatistes, , trouvable sur médiapart.
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